mercredi 3 août 2011

Le Curé du Village (Bizim Köyün Papazıdır)

Les mémoires du Père Aziz Yalap, curé de la communauté assyro-chaldéenne de Sarcelles (Val d’Oise) ont été publiés en mai 2011 par la maison d’édition İletişim sous le titre « Bizim Köyün Papazıdır : Güneydoğu’lu bir Keldani’nin anıları (1975-1985) » (Le Curé du Village : mémoires d’un Chaldéen du sud-est (1975-1985). La publication de ces mémoires a permis à la société turque de découvrir une communauté souvent méconnue. L’ouvrage a été préfacé par le professeur Baskın Oran, l’une des figures emblématiques de la défense des minorités et des droits de l’homme en Turquie. Les mémoires du Père Aziz Yalap ont d’ores et déjà fait l’objet de plusieurs articles dans les grands quotidiens turcs. Nous reproduisons, ci-dessous, l’introduction du Professeur Baskın, traduite par Alessandro Pannuti. 

Vous pouvez vous procurer l’ouvrage en cliquant sur ce lien : 

Voici le récit de la région la plus meurtrie, à l’époque la plus désastreuse, de la bouche des plus humbles

Baskın Oran
Traduction : Alessandro Pannuti

En février 2011, j’ai reçu le message suivant sur mon ordinateur : « Cher Baskın Oran, je m’appelle Antoni Yalap et suis un Assyro-Chaldéen qui vit en France. Mon père, Aziz Yalap, a été le curé du village chaldéen d’Onbudak situé [à l’extrême sud-est de la Turquie] dans la sous-préfecture d’Uludere rattachée au département de Hakkari autrefois, de Şırnak à présent. Il a consigné dans six ou sept cahiers son vécu à cet endroit, le mode de vie des Assyro-Chaldéens d’avant leur exil, leurs relations avec leurs voisins Kurdes et avec l’Etat. » Antoni, qui avait lu mes écrits précédents sur les Kurdes et sur les Arméniens, me demandait de l’aider à faire paraître ces mémoires en Turquie.

Son message m’a fait repenser à un épisode de 2003. Cette année-là, Stepan, avec lequel nous deviendrions par la suite de grands amis, m’avait fait parvenir d’Australie, par l’entremise d’un ami commun, les mémoires de la déportation de 1915 qu’avait vécue son père, Manuel Kırkyaşaryan, né à Adana en 1906, enregistrées sur cassettes audio avant son décès. Ces mémoires bouleversantes, qui racontent l’héritage ottoman le plus funeste, avaient paru chez İletişim sous le titre : M. K. Récit d’un déporté arménien – 1915 (Edition française).
En jetant un coup d’œil sur le texte j’ai remarqué que, tout comme les mémoires de Manuel l’artisan, le récit du Père Aziz incarne l’essence même des gens d’Anatolie : ils parlent de choses authentiques au possible, racontées avec des phrases courtes, sincères, dénudées. De plus, le Père Aziz Yalap relate les grandes difficultés rencontrées par ces gens, non pas comme s’il les avait lui-même vécues mais comme un témoin qui les aurait juste aperçues en passant. Elles ne sauraient être mieux décrites. Et, ce qui est au moins aussi important, c’est qu’il parle de la période entre 1975 et 1985, que l’on peut ainsi résumer.

C’est la décennie la plus trouble et déplaisante de l’Histoire de la Turquie républicaine, dans la région la plus malchanceuse d’Anatolie que nous suivons à travers le regard de la population la plus opprimée d’Anatolie. En effet, ces citoyens non-musulmans – que E. Mahçupyan qualifie à juste titre de « non-citoyens » – dont les aïeux ont vécu depuis des milliers d’années dans cette contrée située entre Mardin et Midyat, historiquement dénommée Tur Abdin, ont subi d’indescriptibles vexations tout au long de l’Histoire, aussi bien de la part de l’Etat que des Kurdes qui constituent la majorité dans la région.

La maison d’édition İletişim, qui s’est donnée pour mission fondamentale celle de refléter le multiculturalisme de la Turquie, publie maintenant ces Mémoires aussi.
Les Chaldéens ?

Ces derniers temps, la Turquie a commencé à entendre vaguement parler des Syriaques qu’elle méconnaissait entièrement auparavant, « grâce » au grignotage progressif des terres appartenant aux monastères par les villages kurdes voisins d’une part, et par le Trésor public d’autre part. Nous prenons à peine connaissance de ces populations parmi les plus pacifiques et hélas les plus tyrannisées d’Anatolie, qui ont été privées du simple droit de se valoir des clauses de protection des minorités du Traité de Lausanne (articles 37-44) ; leur statut de simples paysans a grandement facilité la violation de leurs droits.
Quant aux Chaldéens, nous ne les connaissons pas du tout. Or, en réalité, il s’agit du même peuple. Permettez-moi de commencer mon explication par les Syriaques, en quelques phrases. Ceux-ci furent à l’origine de plusieurs Eglises chrétiennes. Il s’agissait, en fait, d’Araméens, qui constituaient l’un des tous premiers peuples convertis au christianisme. Ce peuple sémitique parvint à répandre sa langue dans toute l’ancienne Asie Mineure. Rappelons seulement que la langue maternelle de Jésus était l’araméen et que l’ancien nom de Diyarbakır, Amed ou Amid, vient d’elle.

En l’an 451, les Syriaques accédèrent à l’autonomie vis-à-vis de Byzance en s’en séparant par la religion, et plus tard ils se divisèrent entre Nestoriens et Jacobites. Ceux des Nestoriens qui s’unirent en 1551 à l’Eglise de Rome, rejoignant donc la branche catholique du christianisme, sont dénommés Chaldéens. Pour plus de précisions, l’on peut se référer à l’ouvrage intitulé (traduction en français) La politique extérieure de la Turquie depuis la Guerre d’indépendance : Faits, documents et interprétations (Volume I, article relatif aux « Syriaques »), également publié chez İletişim.

Les Chaldéens, majoritairement catholiques donc, parlent un dialecte issu de la même langue que celle des Syriaques, généralement orthodoxes. Ces gens pacifiques ont pâti lourdement de la situation anarchique de la fin des années 70, du despotisme du 12 Septembre [1980, date du troisième coup d’état militaire en Turquie], et enfin des affrontements militaires éclatés à partir de 1984 entre les forces armées turques et le PKK. Ils ont été contraints de quitter leurs villages. Certains se sont rendus à Istanbul, où ils célèbrent les messes et autres cérémonies religieuses dans la petite chapelle située sous la cathédrale catholique Saint-Antoine de Beyoğlu. Leur chef spirituel d’Istanbul, le regretté Paul Karataş, était une personne exquise et l’un de mes bons amis. Lors de tous mes séjours à Istanbul, je ne manquais pas de lui rendre visite dans son église et résidence de la rue qui débouche sur le boulevard de Tarlabaşı en passant près du consulat anglais. Quant au siège épiscopal des Chaldéens, il se trouve actuellement à Diyarbakır.
Cependant le plus grand nombre des Chaldéens, tout comme l’auteur de cet ouvrage, ont émigré en France. Cet exil a commencé en 1974 par le départ de trois jeunes du village de Bazyan, s’est accéléré à partir de 1980 et a duré jusqu’en 1995. Ces gens arrachés à la terre sur laquelle ils vivaient depuis des millénaires ont abandonné leurs métiers ancestraux, tels l’élevage, l’agriculture, le tissage et se sont engagés dans une lutte de passage vers la modernité. À présent, ils vivent pour la plupart dans la banlieue parisienne de Sarcelles, qui représente pour eux une sorte de capitale en France. Environ 8.000 Chaldéens (ou Assyro-Chaldéens, comme on les appelle en France), tout en bâtissant ici la plus grande église chaldéenne d’Europe, ne cessent de garder continuellement à l’esprit Tur Abdin, patrie millénaire, et ils vivent à Sarcelles, comme jadis là-bas, très proches les uns des autres.

Être chrétien à Hakkari
Ce n’est bien sûr pas pour me lire que vous avez acheté ce livre ; et il est grand temps que je vous rende à lui. D’ailleurs, vous le lirez d’une traite. C’est en effet en toute sérénité que le jeune Père Aziz raconte les discriminations qui ébranlent le monde. En attendant le camion qui le conduirait d’Istanbul où il est lycéen jusqu’à son village, il est arrêté et interrogé par des policiers qui le méprennent pour le recherché Deniz Gezmiş ; par bonheur, le barbier de la police passe par là au bon moment, pour certifier qu’Aziz n’est pas Deniz. Il part faire son service militaire et en tant que bachelier on l’enrôle comme clerc de bureau, jusqu’à ce qu’ils finissent par découvrir qu’il est chrétien, et là, « démasqué », il est réexpédié en toute hâte vers une autre compagnie. Ensuite il fait l’objet d’une délation : « C’est un curé chrétien, il soutient l’ASALA [l’Armée Secrète Arménienne pour la Libération de l’Arménie], c’est un espion à la solde de la France ».

Ceux parmi nous qui ont vécu ces années-là savent qu’il n’y a dans tout cela pas la moindre exagération, que c’était le vécu du 12 Septembre, non seulement dans le fin fond du Sud-est reculé mais jusque dans les quartiers les plus bourgeois d’Istanbul. Penchons-nous, par exemple, sur le cas d’un pêcheur bien connu du quartier de Sariyer ; ayant été escroqué par un Arménien du nom de Bedik, il a dénoncé ce dernier comme trafiquant de drogue, d’armes et membre de l’ASALA, et il fallut des années au dénommé Bedik pour sortir de prison. Pensez donc à Hakkari, à la frontière iraquienne, sous la crosse des militaires…
Plus tard, les agents du MIT [Services de Renseignements turcs] font irruption chez le jeune curé, regardent les murs de la maison et lui demandent : « Pourquoi as-tu accroché le portrait du Pape plus haut que celui d’Atatürk ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que pour toi le Pape est plus important qu’Atatürk ? Hein ? C’est pour ça que tu as placé son portrait plus haut ? »

Que répondriez-vous à cela ?
L’anecdote qui explique le mieux l’accablement absolu du Sud-est – que dis-je ? – des « plus humbles » de la Turquie tout entière, c’est une affaire de rapt : celui d’une fillette chaldéenne de douze ans enlevée et emportée sur le dos par un Kurde – oui, littéralement par quelqu’un qui s’introduit par effraction dans sa maison, la sort de son lit et la transporte sur ses épaules. Ses pauvres parents n’ont aucune possibilité d’affronter seuls la situation. Les villageois se rassemblent, se cotisent, commencent à entreprendre des actions collectives. Les gendarmes n’en ont cure. La communauté tente même de récupérer la fillette en offrant 15.000 livres de rançon : en vain.
C’est reparti pour un tour de table, histoire de parcourir de nouveau les options ; ils songent à deux « autorités » à même de réparer cette injustice : 1) le gouvernement, 2) le Parti Démocratique du Kurdistan, parce qu’ils vivent à la frontière ! Vous rendez-vous compte du degré de leur sentiment d’impuissance ?

Arriver jusqu’au gouvernement, jusqu’à Ecevit, semble totalement impossible, pourtant une délégation se forme et se met en route vers Ankara, afin de faire connaître leurs doléances à un porte-parole du gouvernement, pour demander qu’on leur rende la fillette, par pitié. Ils ne trouvent pas de place dans les hôtels d’Ulus. Enfin, ne trouvant pas d’autre solution, ces pauvres gens qui étaient habitués à loger dans des chambres à 25 livres à Cizre, finissent par s’installer dans un hôtel à 235 livres : ils n’en ferment pas l’œil de la nuit, pensant aux comptes qu’ils devront rendre aux villageois quand ils seront rentrés. « Prenons un thé » se proposent-ils – on ne saurait vivre sans thé dans le Sud-est –, et en quittant le hall ils tendent 3 livres au garçon qui les sermonne vertement en leur demandant s’ils ne se payent pas sa tête : ils avaient candidement cru qu’un thé ne coûterait pas plus de 50 kuruş, alors que là, il fallait débourser 4 livres 50 pour une tasse de thé. Ils commencent à ruminer ; comment pourront-ils rendre compte de tout cela. Ils spéculent sur la probabilité que les villageois les accusent de les avoir arnaqués !

Ils n’ont pas le choix, ils sont venus jusque là. Ils continueront, et le déficit financier sera comblé avec l’argent de l’église. Mais à qui s’adresser à présent ? Ils sont catholiques, n’est-ce pas, l’idée leur vient donc d’aller à l’ambassade du Vatican ; c’est leur ultime recours. Ils sont certes reçus par Monseigneur, en personne… mais il n’est guère optimiste. Il leur tient ces propos : « Vous savez, des affaires d’enlèvement de jeunes filles ou des cas semblables se produisent en nombre, chaque jour dans le monde. Cela peut arriver dans n’importe quelle couche sociale, chez tous les peuples et quelle que soit leur confession religieuse. Dans un contexte où en moyenne 25 personnes par jour sont assassinées, je ne peux pas intervenir auprès du gouvernement au sujet du drame d’une fillette ; on me reprocherait de prendre à cœur le sort d’une fille enlevée au lieu de condamner tant d’assassinats qui se produisent en Turquie. Je ne peux rien d’autre pour vous que de vous accompagner dans mes prières. »
On est profondément accablé par cette lecture. Je parle, bien évidemment, de ceux qui ont au moins un brin de conscience…

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