mardi 16 août 2011

De Babylone à Pékin, l'expansion de l'Église nestorienne en Chine


« Ces moines qui passent les mers jusqu'aux Indes et en Chine n'ayant pour tout bagage qu'un bâton et leur besace. […] Voici en effet que de nos jours […] le roi des Turcs, avec presque tout son peuple, rejeta ses anciens errements athées et se convertit au christianisme, grâce à l'action de la grande vertu du Christ, auquel tout est soumis ; il nous demanda par lettre de préposer un métropolite à tout le territoire de son royaume, ce que nous avons accompli avec le secours de Dieu […]. Voici en effet, que dans toute la région de Babylone, de Perse et d'Ator [Assyrie], dans toutes les régions d'Orient, chez les Hindous et les Chinois, les Tibétains et les Turcs, et dans tous les territoires soumis à ce trône patriarcal […] ce trisagion se récite sans l'addition de ces paroles « qui fut crucifié pour nous ». […] Ces jours-ci, l'Esprit consacra un métropolite pour les Turcs ; nous en préparons un autre pour les Tibétains. »

Mar Timothée Ier, patriarche de l'Église d'Orient (728-823)

Des recherches et des excavations, menées à partir de 1998 par Martin Palmer, un Britannique, autour d'une pagode à Da Qin, près de Xi'an, au centre-est de la Chine, révèlèrent un christianisme sinisé au VIIIe siècle. Dans les grottes de Dun-huang, ce sont des « Sutras de Jésus » datant d'avant le XIe siècle qui ont été retrouvés. Joseph Yacoub, auteur de Babylone chrétienne. Géopolitique de l'Église de Mésopotamie (1996), nous présente ici une page prospère mais méconnue du christianisme qui fut introduit en Chine par les missionnaires de l'Église d'Orient de Mésopotamie, dite nestorienne, au VIe siècle.

Élan missionnaire et ardeur prosélyte

Issue d'Assyrie et de Babylone, l'Église d'Orient a connu un élan missionnaire extraordinaire et une admirable expansion en Asie. Partie de l'actuelle Bagdad, elle avait élargi son audience, entre le IIIe et le XIIIe siècle, de la Méditerranée au Pacifique. Au temps du patriarche Mar Aba Ier (540-552) le mouvement d'expansion s'intensifia et s'étendit sur toute l'Asie. Elle était activement présente au Proche-Orient et au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Extrême-Orient, non seulement à l'ouest de la Mésopotamie jusqu'aux rivages de la Méditerranée, en Arménie, en Palestine, à Chypre, mais encore au sud, jusqu'au Malabar, aux îles de Bornéo, à Sumatra, à Java, aux Moluques, à la Malaisie et à l'est, jusqu'au sud-est de la Sibérie et au cœur de l'Empire chinois.

En fait, la première présence des nestoriens en Chine est attestée dès avant la dynastie T'ang, en 520. Dans leur ardeur prosélyte, les missionnaires de l'Église d'Orient suivaient les voies tracées par le commerce et les itinéraires des caravanes, principalement de celles qui transportaient la soie et les épices. Au VIIIe siècle, le prince ouïgour de Kashgar, au nord-ouest de la Chine, était un chrétien nestorien, nommé Sergianos, ainsi que le prince mongol Sartag. Quant au grand khan Môngke, empereur mongol de Chine (1251-1259), il avait été élevé par une mère nestorienne et son chancelier, le Kéréïte Bolghaï, était également nestorien. Par leurs édits, les empereurs mongols Ogôdaï (1229-1241), Gûyûk (1246-1248), Môngke (1251-1259) et Koubilaï Khan (1260-1294), ont octroyé des privilèges divers aux nestoriens. Selon le missionnaire Jean de Plan Carpin et le savant syriaque Bar Hebraeus, l'empereur Güyük était chrétien.

Le Tibet – en araméen Beth Tûptayé –, a compté au VIIIe siècle un métropolite, avec plusieurs évêques sous son autorité. En effet, dès la seconde moitié du VIIe siècle, les tribus tibétaines étaient touchées par l'apostolat des missionnaires de l'Église d'Orient. Le patriarche Timothée Ier (728-823) fait mention des chrétiens du Tibet dans une lettre écrite aux moines du couvent de Mar Maroun, en 782. Dans celle envoyée à son ami Serge, métropolite d'Élam, il écrit en 794 : « Ces jours-ci, l'Esprit consacra un métropolite pour les Turcs ; nous en préparons un autre pour les Tibétains ».

En Mandchourie, l'existence du nestorianisme est confirmée du Xe au XIIIe siècle. Sur cette Mandchourie et en Mongolie orientale régnait au XIIIe siècle le prince chrétien Nayan dont l'armée était composée presque uniquement de chrétiens et qui avait mis la croix sur ses étendards. Révolté contre l'empereur Kubilaï Khan, il fut écrasé et trouva la mort en 1287. Au XIIIe siècle, les éparchies – les circonscriptions ecclésiastiques et les sièges métropolitains – de Karakorum, l'ancienne capitale de l'Empire mongol, de Khan Baliq, l'actuel Pékin, et d'Almaligh, dans la haute vallée du fleuve Ili, étaient remarquées pour leur étendue compacte et leur immensité. Des inscriptions de tombes nestoriennes ont été retrouvées dans la grande cité commerciale d'Almaligh. Dans la seconde moitié du XIe siècle, on retrouve des chrétiens à Canton. Sous les Mongols, les nestoriens étaient nombreux et influents dans la cité impériale Khan Baliq. Sous la dynastie mongole des Yuan (1260-1367), le clergé chrétien était exempt d'impôts et bénéficiait des distributions de grains faites par ordre de l'empereur. En 1289, Kubilaï Khan, dont la mère Baigi était nestorienne, a institué le Tch'ong-fou-sseu, un bureau chargé de l'administration du culte chrétien dans tout l'empire.

Adaptation et acculturation

Là où elle s'implantait, l'Église d'Orient prenait en considération la culture des peuples, « s'indigénisait » et s'acculturait en conséquence dans des perspectives autres que les siennes. Mar Timothée Ier nous révèle que le Trisagion se récitait parmi les peuples asiatiques sans l'addition des paroles « qui fut crucifié pour nous », pour ne pas heurter les croyances des hindous, des bouddhistes et des taoïstes. Cette Église avait une forte capacité d'adaptation aux milieux, cultures, civilisations et habitudes indigènes. Son clergé était en grande partie autochtone et, si les missionnaires conservaient l'araméen comme langue sacrée liturgique, ils admettaient les lectures et les hymnes dans la langue du pays. Il existait des lectionnaires, des chants et des psautiers dans des langues d'affinités différentes, comme le hunnique, le persan, le ouïgour, le turc, le mongol, le chinois et le sogdien. Lors de son périple asiatique, Guillaume de Rubrouck raconte dans son Itinerarium que les nestoriens en Asie centrale disent leur office et ont leurs livres sacrés en araméen, mais qu'ils ne comprennent pas cette langue. En tous cas, les peuples asiatiques ne la percevaient pas comme une excroissance de leur corps national. En atteste la stèle de Si-ngan-fou, dont l'exposé doctrinal use d'expressions bouddhistes et taoïstes, susceptibles de rendre le christianisme compréhensible aux adeptes de ces religions. Adam, auteur de la stèle de Xi'an, collabora à la traduction chinoise d'un sutra bouddhique sogdien sur les Six Perfections. Le patriarche Yahbalaha III (1283-1317) de l'Église d'Orient était lui-même ongüt, né près de Pékin. D'abord métropolite pour les diocèses de Cathay et d'Ong, c'est-à-dire pour la Chine du Nord et le pays des Ongüt (1280-1283), il fut choisi comme patriarche par l'Église d'Orient dans l'intention de s'assurer la bienveillance des Mongols. Il gouverna l'Église pendant trente-six ans sous huit rois mongols. Quant à Rabban Sauma, son compagnon, que le roi mongol de Perse Argoun (1284-1291) envoya de Maragha – en Azerbaïdjan persan – en ambassade auprès du pape et des rois de France et d'Angleterre en 1287-88, il était évêque de la province de Tangout et de souche ouïgour.

L'araméen, langue graphique des peuples d'Asie

Comme les religions véhiculent toujours des langues avec elles, l'alphabet araméen, dont les moines nestoriens de Bet 'Abé – en Mésopotamie – furent les colporteurs, servit autrefois de langue graphique pour la transcription des cultures de plusieurs peuples d'Asie, notamment pour les Ouïgours. Ces derniers le transmirent aux Sogdiens, aux Mongols et aux Mandchous. Les Ongüt avaient une onomastique souvent araméo-nestorienne. Des prénoms comme Dinkha, Ishou, Yakou, Yonan, Shimoun, Loucrendus, avec des variantes selon les langues, étaient en usage parmi eux, rapporte Paul Pelliot. D'ailleurs les monuments nestoriens attestent de la présence de l'araméen : ainsi le mémorial bilingue – en chinois et en araméen estrangelo – de Si-ngan-fou. Érigé en Chine – Beit Sinayé – à Xi'an, en 781, dans l'enceinte du monastère de Ta T'sin fondé en 638, ce mémorial relate les activités missionnaires nestoriennes dans ce pays depuis 635.

La stèle de Xi'an ou stèle de Si-ngan-fou

Bien avant les missionnaires franciscains, dominicains et jésuites, la Chine fut, comme nous le constatons, une terre de prédication pour l'Église d'Orient. En effet, les premiers moines lettrés envoyés en Chine le furent par le patriarche Isho'yahb II de Gdala en 630. Xi'an était la capitale de la province de Shaanxi. Cette stèle de Xi'an fut déterrée en 1623 par les Pères jésuites. Ce fut à l'époque un événement important en Europe. Voltaire l'évoque avec surprise et ricane de son authenticité dans une lettre de 1776. Il la considère comme « une pièce curieuse », voire le produit du « charlatanisme » de nestoriens « hérétiques ». Il écrit : « Mais ces commentateurs ne songent pas que les chrétiens de Mésopotamie étaient des nestoriens qui ne croyaient pas en la sainte Vierge mère de Dieu. Par conséquent, en prenant Olupuen pour un Chaldéen dépêché par les nuées bleues pour convertir la Chine, on suppose que Dieu envoya exprès un hérétique pour pervertir ce beau royaume ». Le nom sinisé du premier missionnaire chaldéen mentionné sur la stèle est Alopen – Abraham ou Laban –, accompagné de soixante-dix moines.

La stèle, divisée en cinq parties, fournit des données historiques et traite d'aspects théologiques et doctrinaux. La partie principale est constituée d'un résumé doctrinal de la foi de l'Église d'Orient, rédigé par le prêtre sogdien Adam, de son nom chinois King-Tsing, du monastère de Ta T'sin, une personnalité compétente dans les langues chinoise, ouïgour et sogdienne. On y traite de Dieu, de la Trinité, de la création, de la justice originelle, de la Chute, de l'Incarnation, de la Rédemption, de l'Ascension… La stèle relate aussi les étapes de l'expansion de l'Église d'Orient en Chine et l'accueil favorable réservé par la dynastie des T'ang – qui régnèrent de 618 à 907 – et les circonstances de son érection. Le nom de Mar Khenanisho II, patriarche en 774, figure sur cette stèle. Cette « religion rayonnante », Jingjiao, sera protégée en vertu d'un prescrit impérial du souverain de la dynastie T'ang, T'ai-Tsung (626-649), promulgué en 638, autorisant ces missionnaires à construire des églises et ouvrir des séminaires : « Le moine Alopen de Perse, est venu de loin avec des Écritures et des doctrines. Nous trouvons cette religion excellente et séparée du monde, et nous reconnaissons qu'elle est vivifiante pour l'humanité. Elle vient au secours des êtres vivants, est bienfaisante pour la race humaine. En conséquence, elle est digne d'être répandue dans tout le céleste Empire. Nous décrétons qu'un monastère sera construit par l'administration compétente dans le quartier de Yi-ming et que vingt-et-un prêtres y seront assignés. »

Sous ce même empereur, le patriarche de l'Église d'Orient, Mar Ishoyahb II de Gdala (628-646) envoya en Chine des prédicateurs qui furent reçus par Fang-hiuen Ling, ministre de l'empereur, dont le nom figure sur la stèle. Kao Tsung (650-683), le successeur de l'empereur T'ai Tsung, élargit les avantages concédés et conféra à Alopen le titre de « gardien de la grande doctrine ». Les empereurs Hiouen Tsung (712-754) et Sou Tsung (756-762) maintiendront la même politique. Aussi l'Église d'Orient se répandit-elle dans six provinces et plusieurs monastères furent construits dans le pays. C'est dans ces conditions favorables que l'Église d'Orient put se propager dans plusieurs provinces chinoises, notamment au nord du pays, à Ordos, et plusieurs lieux de culte furent édifiés. Le patriarche Mar Timothée Ier (780-823), contemporain de la stèle, éleva l'évêque de Chine au rang de métropolite qui venait au quatorzième rang parmi les électeurs patriarcaux.

Une copie de la stèle de Xi'an fut offerte au pape Jean-Paul II par le patriarche de l'Église assyrienne de l'est, Mar Dinkha IV, le 11 novembre 1994, lors d'une rencontre historique à Rome.

Les vestiges de l'Église d'Orient en Chine

Depuis le XIXe siècle plusieurs découvertes ont été faites en Chine qui ont révélé l'existence d'un art chrétien nestorien fort prospère. Nous avons parlé plus haut de la stèle de Si-ngan-fou. Un psautier du VIIe siècle, écrit en langue pehlévie, a été retrouvé dans l'oasis de Turfan située au sud-est de la ville d'Urumqi, sur les routes de la soie, au début du XXe siècle. Des orientalistes allemands, Albert von Le Coq, Albert Grünwedel et F.W.K. Müller, lancèrent en effet des expéditions archéologiques en Asie centrale et explorèrent les restes des anciennes églises au Turkestan chinois – le Hsin-chiang –, près de Turfan, à Idyqütshähri. Ils y ont retrouvé des fresques nestoriennes, des icônes et des représentations de croix. Lors de leur deuxième expédition, ils ont exhumé des fragments de manuscrits nestoriens en langue sogdienne, dont un lectionnaire. Les « manuscrits de Turfan » sont conservés au musée de Berlin.

À Dun-huang, jadis centre chrétien composé de « nestoriens » d'ethnie turque, mais aussi chinoise, ouïgour et tibétaine – dans l'actuel Gansu, province du nord-ouest de la Chine –, Sir Aurel Stein a découvert en 1907 une icône nestorienne peinte sur soie. Dans cette même région, Paul Pelliot (1875-1945), linguiste et explorateur français, a retrouvé en 1908 dans la grotte des Mille Bouddhas de Dun-huang, grâce à un moine taoïste, les titres de trente-cinq ouvrages religieux murés dans le sable pendant plus de mille ans, traduits de l'araméen en chinois vers la fin du VIIIe siècle, et une collection de manuscrits chinois, tibétains, sanscrits et ouïgours. Dans cette précieuse et monumentale collection, il y a une hymne chinoise à la Trinité et une croix nestorienne dessinée sur un document tibétain, qui datent du VIe et du IXe siècles. Il a également trouvé des offices religieux dits en chinois, composés par Adam, auteur de la stèle de Si-ngan-fou, qui était versé dans la littérature chinoise et ouïgour. Le même Paul Pelliot a découvert dans les grottes chinoises de Dun-huang, en 1906-1909, une croix nestorienne antérieure à 1035, et d'autres documents datant de 760 à 822. Cette région fut naguère un centre nestorien important de races turque, chinoise et tibétaine. En Mongolie intérieure, à Olon Sümäyintor, Owen Lattimore a retrouvé, en 1933, les restes d'une église nestorienne à vingt kilomètres au nord-est de Palling-Miao. Des ruines d'églises nestoriennes à Karakorum ont été excavées.

Mais la réaction nationaliste en Chine, qui accompagna l'arrivée au pouvoir de la dynastie des Ming (1368-1644) succédant aux Yuan, réduisit toute chance de survie de l'Église d'Orient. Les étrangers furent chassés et tout s'écroula. Les vestiges découverts de temps en temps et les excavations archéologiques, comme celles de Martin Palmer, sont autant de réminiscences qui viennent nous rappeler, ici et là, ce passé enfoui mais glorieux.

Joseph Yacoub

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